Théologie politique : de la nature et de la grâce (1/3)
- hildegarde-france
- 29 mars 2021
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 mai 2021

Introduction : Enjeux pratiques de la théologie de la nature et de la grâce
La nature et la surnature, le temporel et le spirituel, l’État et l’Église. Voilà des couples aux relations parfois tourmentées et englobant des enjeux aussi actuels qu’anciens puisque présents dès les débuts du christianisme le plus primitif. Et pour cause, le Christ en parle dans son Évangile (« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ») et saint Paul n’aura de cesse de rappeler aux chrétiens, en particulier à ceux détenant la citoyenneté romaine, de veiller à respecter leurs obligations vis-à-vis du pouvoir impérial.
Aujourd’hui, les mêmes questions, quoique formulées différemment, se posent aux catholiques quant à la relation qu’ils sont appelés à entretenir avec l’ordre naturel — dont fait partie la vie politique de par la nature sociale de l’homme. Faut-il seulement prier et dédaigner l’action ? Ce que dit le Christ à propos de Dieu et de César est-il une préfiguration de la laïcité ? La hiérarchie en société est-elle une conséquence du péché originel ? Doit-on rejeter nos devoirs envers notre patrie terrestre au nom de ceux que l’on a envers notre patrie céleste ? Le prince doit-il être soumis au Pape ? Un bon gouvernant est-il nécessairement catholique ? La politique et la morale sont-elles une seule et même chose ?
Tant d’interrogations légitimes qui se juxtaposent et qui nécessitent un examen attentif et réfléchi de la question fondamentale qui les sous-tend : celle de la relation qui existe entre la nature et la grâce — deux ordres différents, mais néanmoins également voulus par Dieu, et dans lesquels l’homme (notamment chrétien) est appeler à s’enraciner.
Le penseur sur lequel se fonde la réflexion qui va suivre est le philosophe catholique Joseph Mérel. Nous suivrons la progression intellectuelle de son petit — mais très dense ! — ouvrage Désir de Dieu et organicité politique dont je recommande chaudement la lecture, et prolongé de quelques réflexions personnelles.
Définitions de la nature et de la grâce
Avant toute chose, il est nécessaire de définir les termes en présence : ceux de nature et de grâce.
On peut qualifier la nature comme l’ensemble des propriétés caractérisant un être — en ce qui nous concerne aujourd’hui, l’être humain. Pour la doctrine catholique, la nature humaine procède de la Création et donc de la Volonté de Dieu, au même titre que la grâce — exception faite de la blessure du péché originel que nous portons depuis la faute de nos premiers parents, Adam et Ève. En l’occurrence, et pour le sujet qui nous intéresse dans cette réflexion, la vie en société est un donné naturel chez l’homme et antérieur au péché originel, puisque cela est la raison même pour laquelle Dieu créa Ève. Car, en effet, « il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Genèse, 2:18). On peut en déduire que la vie politique induite par la nature sociale de l’homme aurait donc existé, même sans la faute d’Adam.
La grâce, elle, est définie par le Catéchisme de l'Église catholique, comme « le secours gratuit » de Dieu que reçoivent les chrétiens pour leur propre sanctification. Théologiquement, la doctrine catholique distingue la grâce sanctifiante de la grâce actuelle. La première est infusée par les sacrements (la rémission des péchés par le baptême et la confession, l’épanouissement de la vie divine dans l’âme du baptisé par l’Eucharistie et la confirmation, etc.), tandis que la seconde est donnée ponctuellement à tout homme (baptisé ou non, d’ailleurs) pour éviter le mal, faire le bien et pratiquer les vertus. Se trouver dans une situation où l’on est tenté par le péché sans y succomber — en se remémorant une parole ou une situation analogue, par exemple — est une grâce actuelle.
À la suite de saint Thomas, la spécificité de la doctrine catholique orthodoxe tient en ce que l’ordre de la grâce (qu’elle soit actuelle ou sanctifiante) et celui de la nature sont considérés, ni comme étant séparés, ni comme étant identiques, mais comme étant distincts. « La grâce surélève la nature sans toutefois la détruire » dit l’Aquinate. Autrement dit, les exigences propres à la grâce — c’est-à-dire les efforts à poser en vue de la sainteté et de la béatitude — sont différentes de celles de la nature — s’alimenter, se reposer, se reproduire, vivre en société — mais parfaitement compatibles. Et pour que l’homme soit humain, sa vocation propre est de se réaliser en assumant sa nature tout en s’ouvrant à la grâce.
Enjeux pratiques d’une question théologique
Le paradigme thomiste, fidèle à l’esprit de l’Évangile, et que le catholicisme a fait sien, entraîne une foule de conséquences pratiques pour le sujet qui nous intéresse. Par le truchement de la philosophie, la théologie — c’est-à-dire la façon d’envisager Dieu et Son action au sens large — façonne toujours les idées d’un peuple (cf. les liens tacites unissant protestantisme et légitimation du capitalisme) et puisque les idées mènent les hommes, il n’est pas abusif de dire que la manière de concevoir notre relation à Dieu structure aussi notre vie en société.
Le sujet est donc de première importance, surtout à l’heure où les « catholiques pratiquants » sont devenus une minorité sur la terre de la Fille aînée de l’Église. Répondre aux interrogations soulevées dans la première partie de l’introduction ne sera toutefois pas aisé. Nous souhaiterions néanmoins, à travers ce travail, donner quelques premiers éléments de réponse à cette question aux enjeux cruciaux.
L’analyse du problème, menée en esprit de Vérité, nous mènera à condamner deux attitudes — le naturalisme et le surnaturalisme —, en apparence différentes, mais liées par la même erreur anthropologique fondamentale : celle d’une vision profondément dualiste de l’homme, détachant l’esprit/grâce de la matière/nature et, in fine, opposée au réalisme thomiste.
Partie 1 : Nature et grâce : relations et implications politiques
Erreurs philosophiques courantes

Nous venons de le préciser, il existe deux erreurs très courantes lorsque l’on considère le lien unissant nature et grâce : celle du naturalisme et celle du surnaturalisme.
Le naturalisme est une position matérialiste. Il appréhende la vie spirituelle humaine comme étant une question secondaire si ce n’est inexistante, et réduit l’homme à la trivialité matérielle du biologique. L’homme comme le cosmos ne seraient que matière et le souci de cultiver son intériorité, une perte de temps. D’un point de vue catholique, cette position est fondamentalement contre-nature car il est conforme à la nature de l’homme que ce dernier s’ouvre à la grâce et à la vie surnaturelle.
À l’inverse, le surnaturalisme est une position spiritualiste. Il comprend le primat (réel) de l’esprit sur la matière comme une négation de celle-ci. Pour les tenants de cette idée, hélas très en vogue chez les « cathos tradis » (alors qu’elle fut catégoriquement rejetée par saint Pie X qui la qualifiait de… moderniste), la grâce serait supposer frustrer les appétits naturels (et légitimes) de la nature humaine. Cette position, également rejetée par l’Église, est contre-nature en ce qu’elle s’apparente à une tentative de surnaturalisation de la nature — et donc à une annhilation de celle-ci.
Dans leurs versions politiques, ces deux travers donnent respectivement naissance à deux organisations sociales défectueuses.
Le naturalisme finit par dégénérer en laïcité qui est son prolongement politique le plus abouti. Prônant la stricte séparation du temporel et du spirituel, l’organisation sociale laïque relègue la religion et la Vérité dont elle est porteuse à la stricte sphère intime du privé. Or, même si le spirituel n’est pas le temporel, il revient à la religion (littéralement « ce qui relie ») de structurer la vie en société en faisant office de liant entre les citoyens — ce dont est bien incapable la laïcité qui n’est aucunement fondée sur un absolu intangible, mais au contraire sur l’idéologie relativiste. La sécularisation est donc fondamentalement inhumaine (au sens fort du terme), puisque contraire au Bien Commun, lui-même but de toute politique.
La théocratie est, quant à elle, le pendant inévitable du surnaturalisme. Elle affirme la supériorité de l’auctoritas de la religion sur la potestas du politique, voire même, dans le cas du césaro-papisme, une confusion des deux pouvoirs. La théocratie s’avère être le revers de la laïcité (et est donc aussi condamnable que celle-ci) puisque toutes deux commettent la même erreur : celle de la négation de la « double finalité absolument ultime de l’homme » (saint Thomas) : sociale et spirituelle. Car même si la première est appelée à être transcendée par la seconde, il est indéniable que le spirituel prend racine sur le naturel. C’est tellement vrai que la déchristianisation de l’Occident est imputable, pour une large part, au combat politique des ennemis de l’Église contre les structures chrétiennes de la vie en société. De même, la formidable expansion du christianisme aux premiers siècles est en grande partie redevable à l’espace politique organisé par l’Empire romain encore pourtant païen ; et Dieu s’est servi de l’épée de Clovis pour affirmer l’orthodoxie nicéenne face à l’hérésie arienne en Europe. Plus encore, et pour écarter tout scepticisme à l’égard de nos affirmations, il nous apparaît opportun de rappeler que le Gouvernement théocratique instauré à Florence à la fin du calamiteux XVe siècle par le dominicain Savonarole fut fermement condamné par l’Église et son instigateur, excommunié et exécuté par la Sainte Inquisition.
Ni l’une ni l’autre des deux options susmentionnées n’est donc conforme au catholicisme.
Hélas, ces deux hérésies théologico-politiques n’ont pas manqué d’influencer, à leur tour, les relations entre le temporel et le spirituel tout au long de l’Histoire.
Par exemple, le naturalisme peut, historiquement, dans les pays catholiques, être illustré par la tendance au gallicanisme. C’est particulièrement le cas en France à partir du règne de Philippe le Bel que certains historiens qualifient, à juste titre, de moment fondateur pour le développement ultérieur de la laïcité française. Affirmant une puissance politique de plus en plus centralisée face à une Église affaiblie par les luttes internes (cf. Grand Schisme d’Occident au XIVe siècle), le roi de France prétend désormais administrer la vie du clergé français en s’ingérant dans les nominations d’évêques, voire même en décrétant la supériorité des conciles locaux sur l’autorité du Saint-Siège comme le prévoit la Pragmatique Sanction de Bourges promulguée en 1438 par Charles VII. À ce titre, on peut qualifier l’anglicanisme comme un gallicanisme (anglais, en l’occurrence) qui a bien marché.
Le surnaturalisme politique, qui donne naissance à la théocratie et qui a pu s’illustrer au cours de l’Histoire européenne par les prétentions césaro-papistes du Souverain Pontife ou par les régimes théocratiques (« catholique » à Florence à la fin du XVe siècle, hérétique anabaptiste à Münster au XVIe siècle) heureusement éphémères, est particulièrement illustrée par l’augustinisme politique. Celui-ci se caractérise par une série d’affirmations rejetées par la doctrine catholique traditionnelle :
Tout pouvoir de l’homme sur un autre (i.e. la domination) résulte du péché originel. Autrement dit, le pouvoir et la hiérarchie ne sont pas naturels (ce qui, nous l’avons vu, est faux),
Tout pouvoir n’est légitime que s’il est « avalisé » par l’Église (par l’intermédiaire du sacre, par exemple, ce qui est également faux),
La morale finalise l’action politique (ce qui est tout aussi faux que les deux propositions précédentes). Attention, cela ne veut pas dire que l’action politique est indépendante de tout jugement moral, auquel cas nous tomberions dans les travers maurrassiens. Simplement, si la politique doit être morale dans ses moyens, elle n’a pas nécessairement à l’être dans ses fins — pour faire court, l’objet immédiat de la politique n’est pas de s’intéresser directement aux problématiques relevant des moeurs, qui est d’abord l’affaire de l’Église — et plus radicalement encore, la politique n’est pas la même chose que la morale. Ce faux paradigme n’est d’ailleurs pas étranger à la tendance avérée chez les catholiques de ne faire entendre leur voix en politique simplement sur les questions dites « sociétales ».
Nous opposons à ces deux doctrines, gallicane et théocratique, le réalisme thomiste.
La vie politique, conséquence de la nature humaine

D’un point de vue thomiste, le politique, inhérent à toute forme de vie en société, est profondément inscrit dans la nature de l’homme, indépendamment du péché originel. Dans son livre, et en cela fidèle à cette école de pensée, Joseph Mérel parle de la personne humaine comme d’« une individuation de la nature humaine », donc d’« une particularisation de l’universel » (Désir de Dieu et organicité politique, p. 27).
La nature cherche à s’actualiser dans la forme (c’est-à-dire la matière) et par elle. Mais l’homme étant un animal social, il n’actualise pleinement sa puissance (ou ses potentialités) que lorsqu’il est en société. Il est le seul être de la Création matérielle pour qui être pleinement lui-même, c’est-à-dire pleinement naturel, suppose la vie avec ses semblables. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous pouvons anathématiser l’individualisme comme absolument contre-nature.
Car contrairement à l’ange qui est sa propre espèce (il n’y a pas, pour ainsi dire, une nature angélique, mais des natures angéliques), l’homme n’est qu’une actualisation possible et parmi tant d’autres de la nature humaine. Pour tendre à la complétude, l’homme doit donc vivre en société de manière organique, c’est-à-dire comme un tout vivant en complémentarité ordonnée avec les charismes et les talents que chacun a reçu. Puisque chaque personne humaine est une particularisation de l’universel (c’est-à-dire de la nature humaine), l’organicité politique peut se définir comme étant la conjugaison de l’unité et de la pluralité. Toute société est unique au sein même de la pluralité — en tant qu’elle forme une totalité singulière au sein de l’espèce humaine —, mais plurielle dans son unité — chaque citoyen n’a pas les mêmes fonctions au sein de cette même société.
De même, si la grâce surélève la nature « de façon à ce que la nature ainsi perfectionnée soit restituée dans son intégrité » (ibid., p. 35) en aidant la nature à s’accomplir pleinement, analogiquement, et sur le plan politique, le spirituel soutient le pouvoir temporel dans sa poursuite du Bien Commun.
En revanche, cet exhaussement de la nature ou du politique par la grâce ou le spirituel étant souvent l’objet de mécompréhensions — y compris chez les âmes de bonne volonté —, les relations propres que sont supposées entretenir l’Église et l’État nécessitent quelques mises au point.
Les relations entre l’Église et l'État

La courante induction en erreur du rapport entre religion et pouvoir politique est la tentation à l’ultramontanisme ou au césaro-papisme, qui chercherait à faire du pouvoir politique un bras séculier de l’Église. Dans cette optique, le bon roi catholique par excellence serait Pépin le Bref, mettant son armée personnelle d’antrustions au service des biens temporels du Souverain Pontife. Cette évocation n’est pas sans convoquer un petit rappel d’un élément souvent perdu de vue, en particulier chez les catholiques traditionalistes nostalgiques : il n’est nullement dans la nature de l’Église de posséder des territoires pontificaux.
Cela étant dit, il y a un juste milieu à considérer entre :
Des États pontificaux étendus de telle sorte que des conflits avec d’autres États (bien souvent catholiques) soient rendus possibles,
et :
L’inexistence d’un État temporel pour le Saint-Siège, ce qui restreint les possibilités d’indépendance pontificale.
Tout bien considéré, les Accords du Latran, signés entre Pie XI et l’Italie fasciste en 1929 nous apparaissent comme une solution très équilibrée, permettant de circonscrire le pouvoir du Pape à l’auctoritas spirituelle (ce qu’il est fondamentalement), tout en garantissant l’indépendance du Saint-Siège.
Un autre écueil de la conception de la relation entre l’Église et l’État est celui de la nécessité de la catholicité du pouvoir. Il est communément admis chez certains catholiques — souvent royalistes — que plus un pouvoir politique est catholique, plus il est bon.
Cela est vrai :
En tant que la grâce perfectionne la nature (le chrétien, de par l’exercice des vertus et le secours de Dieu, sera plus porté à agir avec sagesse).
Cela est faux :
Si on entend par « catholique » le fait que les biens temporels du pouvoir politique soient subordonnés aux biens temporels des hommes d’Église,
Si on entend par « catholique » l’ordonnation des actes politiques à une fin surnaturelle (auquel cas le politique manquerait son but, qui est le Bien Commun).
Par ailleurs, et assez paradoxalement, l’ultramontanisme et le gallicanisme sont des travers intimement liés, au point qu’il n’est pas exagéré de considérer qu’il s’agit de « deux extrêmes qui se touchent ». En effet, il n’est pas rare de croiser des adeptes de la « sacrolâtrie ». Pour les tenants de cette thèse, le sacre légitime le pouvoir du roi. Progressivement, et cela s’est vu au cours de l’Histoire de France, cette tendance en vient à « sacramentaliser » un rite qui n’en est pas un en conférant au roi un pouvoir presque équivalent à celui du pape et susceptible d’empiéter sur les prérogatives pontificales (comme celle de la nomination des évêques, par exemple).
À suivre...
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