Théologie politique : de la nature et de la grâce (3/3)
- hildegarde-france
- 10 sept. 2021
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Partie 3 : Le surnaturalisme : perversion du catholicisme
Passions naturelles et vertus chrétiennes
Nous avons, au cours des deux précédentes parties, émis de lourdes critiques à l’égard de l’idéologie surnaturaliste qui irrigue de part en part les milieux « nationaux-catholiques » traditionalistes (en particulier légitimistes) — et qui explique en grande partie le recul progressif de nos idées dans la sphère politique —, sans pour autant en présenter un examen de fond. C’est ce que cette dernière partie propose de développer présentement, en s’attachant à démontrer la nocivité du surnaturalisme lorsque celui-ci est appliqué au niveau personnel, mais aussi et surtout, au niveau politique.
La première erreur du surnaturalisme est de considérer que la grâce doit supplanter ou remplacer la nature humaine pour que le chrétien puisse se conformer aux desseins de Dieu, ce qui est, pour tout thomiste — et même pour tout catholique qui se respecte —, rigoureusement faux. Les surnaturalistes ne formulent évidemment pas leur pensée ainsi (autrement, ils ne pourraient plus se dire catholiques) mais leurs agissements ou leurs prises de position parlent pour eux-mêmes. Le fait de considérer qu’il n’est nul besoin de voir un médecin lorsqu’on est malade ou de s’engager concrètement dans la Cité tant que l’on prie sont des exemples parmi tant d’autres d’un surnaturalisme qui ne dit pas son nom, mais que l’on retrouve — trop, beaucoup trop — couramment au sein d’un certain milieu « catholique traditionaliste ». Plût à Dieu que sainte Jeanne d’Arc n’eût point rencontré de surnaturalistes sur sa route, autrement nous serions sans doute encore sous la coupe de la Perfide Albion…
Or, l’homme a été créé saint. La sainteté n’est donc pas la négation de la nature humaine, mais tout au contraire, le lent retour de celle-ci, blessée par le péché originel, à l’état ante. Ce retour ne peut se faire que par la grâce qui redresse, corrige et canalise la volonté, de façon à ce que celle-ci tende vers Dieu. Le saint est ainsi celui qui se conforme à sa nature humaine, créée par et pour Dieu, en se laissant apprivoiser par la grâce sans laquelle la conversion (littéralement le « retour vers ») est impossible. Voilà une belle définition thomiste de la sainteté qui réhabilite la nature intègre, mesure véritable de toute action posée par l’homme.
Cette nécessaire mise au point nous permet d’écarter l’idée tenace selon laquelle il faudrait exclure le rapport de force de toute action (personnelle ou politique), faute de quoi l’on manquerait aux exigences de la Charité. Contre cette idée saugrenue et anti-naturelle — l’homme a été créé animal politique par Dieu (Genèse, 2 : 18) et le conflit est inséparable du politique (Carl Schmitt, La notion de politique) —, Joseph Mérel parle de « négatif non peccamineux » (Désir de Dieu et organicité politique, p. 144). La colère ou les situations conflictuelles, ne sont pas, en soi, des conséquences du péché originel et si elles sont correctement ordonnées, canalisées et justifiées, elles sont même parfaitement légitimes. Il est important de garder cet élément à l’esprit lorsque l’on s’intéresse à la notion de Bien Commun pour ensuite mieux comprendre les implications politiques des vertus chrétiennes, et en particulier de celle de Charité.
Les vertus chrétiennes ne trouvent leur sens qu’en tant qu’elles sont le dépassement des passions humaines. Il faut précisément la possibilité du péché pour que la vertu puisse se pratiquer, car comme le dit saint Jean dans sa première épître, les esprits qui « viennent de Dieu » s’« éprouvent » dans l’adversité. Il faut donc qu’il y ait la nature (dans toutes ses perfections et imperfections) pour que la grâce abonde. Par exemple, pour que la paix intérieure comme politique soit gagnée ou même préservée, il faut qu’il y ait — au moins en puissance — une possibilité de guerre.
La sainteté ne consiste donc pas en ne pas éprouver de tentations dans sa chair ou dans son esprit — qui sont si inhérentes à la nature humaine, même non entachée par le péché originel, que Notre Seigneur Lui-même en a éprouvé —, mais à les transfigurer pour les ramener au Bien Suprême, c’est-à-dire à Dieu.
À ce propos, l’auteur appelle très justement à aimer les biens finis en les rapportant au Bien Infini, donc à Dieu. C’est en « crucifiant joyeusement » — et non en niant — nos passions pour les biens finis que l’on se configure au Christ. Mais pour les crucifier, encore faut-il qu’elles existent. « C’est en référence à cet amour naturel [pour les biens finis] que les vertus chrétiennes d’humilité, de pardon, de charité, de résignation et de renoncement prennent leur vrai sens ; sans cette référence expresse à l’ordre naturel qu’elles présupposent, les vertus chrétiennes deviennent, selon le mot de Nietzsche, l’idiosyncrasie des dégénérés » (ibid. p. 144-145).
De même, seules les personnes ayant éprouvé un légitime désir de vengeance suite à un affront savent « pardonner en vérité » et pratiquer la vraie douceur (ibid. p. 145). Le saint n’est donc pas celui qui refoule ses inclinations naturelles à la volonté de puissance ou de force, mais qui les exerce d’abord sur lui-même pour parvenir à les transfigurer et à les canaliser par le concours de la grâce.
Le surnaturalisme ou l'éthique du ressentiment

À l’inverse, les surnaturalistes, au nom d’une interprétation très douteuse des enseignements de Notre Seigneur Jésus-Christ, nient le rôle de la nature humaine dans le plan de Dieu et de ses exigences. Y accorder de l’importance ou même un intérêt serait faire preuve d’une préférence pour le monde plutôt que pour Dieu, si ce n’est même d’esprit païen mal dégrossi. Ignorant le mot de Pascal qui veut que quiconque croyant faire l’ange fait la bête, l’hérésie surnaturaliste moderniste érige la faiblesse et l’impuissance en vertus et l’action humaine et concrète en manque de Foi envers la Providence.
Ce paradigme erroné et condamné plusieurs fois par l’Église se constate tout particulièrement dans les situations d’injustice. En cas de vol, par exemple, un surnaturaliste dira qu’il ne faut surtout pas chercher à punir le coupable, car cela traduirait non seulement une volonté de rébellion contre la volonté de Dieu (qui a permis cet événement), mais surtout, la personne manquerait une occasion de se conformer au Christ en acceptant une Croix sans rechigner. Or, il est des cas où la vraie Charité nous commande d’être juste et la justice veut parfois dire punir. À ce titre, laisser des criminels en liberté ou se laisser envahir par un pays étranger en cas de guerre au nom de la « Charité » est une perversion diabolique de la vertu théologale de Charité qui, dans nos temps modernes, se mue rapidement en « Tolérance ». C’est à dessein que l’auteur nous rappelle d’ailleurs cette citation de sainte Catherine de Sienne : « la miséricorde sans la justice serait la pire des cruautés ».
Rappelons aussi que si tous les événements sont permis par Dieu, cela ne veut pas dire qu’ils sont pour autant voulus par Lui — auquel cas, l’occurrence du mal serait voulue par Dieu, ce qui est absurde. Punir les criminels, repousser l’envahisseur, tout comme, à un niveau plus personnel voire trivial, aller chez le médecin quand on est malade, ne sont donc en rien des actes peccamineux ou contraires à la volonté et à la Providence divines. L’insurrection contre le désordre, qui est pourtant « un témoignage rendu au Créateur de cet ordre » (Gustave Thibon) et par la même une preuve du désir naturel de l’homme pour Dieu — apparaît pourtant, aux yeux des surnaturalistes, comme suspect, si ce n’est franchement démoniaque.
L’une des conséquences les plus graves de cette fausse « Charité » surnaturaliste est la transformation du fautif en offensé et de la victime en coupable. La culture de l’excuse, très prégnante à gauche, puise, à maints égards, ses origines dans le concept dévoyé (donc diabolique, la singerie étant une tournure typique de l’Adversaire) de la pseudo-« Charité » telle que comprise par les surnaturalistes et autres providentialistes. Au lieu de réconforter l’offensé, le surnaturaliste jette le discrédit sur ce dernier en croyant que la vertu de Charité consiste en oublier de rappeler ses devoirs à l’offenseur — ce que le Christ nous invite pourtant à faire en pratiquant la correction fraternelle (Matthieu, 18 : 15-18).
En bref, l’offenseur tient quasiment lieu de bienfaiteur puisque grâce à lui, la charité des chrétiens a été éprouvée. On assiste là à un véritable renversement de l’ordre naturel au nom du surnaturalisme — c’est-à-dire d’un ordre de la grâce qui détruirait celui de la nature, ce qui est l’inverse de la position thomiste. Le chrétien saint et accompli serait, selon cette position, le raté, l’estropié, le laid et le malfaisant et l’on devrait être indifférent si ce n’est hostile aux talentueux, aux beaux, aux forts ou même aux gens « normaux ». L’on en vient à considérer que « la frustration naturelle serait comme l’envers d’une dilection divine particulière » (ibid, p. 150).
Ces « vertus » qui n’en sont pas permettent surtout aux surnaturalistes de se regarder dans la glace en faisant passer « [leur] lâcheté pour de la magnanimité » (ibid, p. 152), leur médiocrité pour de l’humilité, leur laxisme pour de la Charité. En bref, de grimer leurs bassesses en vertus évangéliques.
À cet égard, Nietzsche nous « aide » paradoxalement « à purifier » le christianisme de ce qu’il n’est fondamentalement pas en le délivrant des superstrats surnaturalistes greffés sur lui par les providentialistes sulpiciens. Ce qui fait dire à l’auteur, non sans raison, que « le surnaturalisme est la corruption la plus pernicieuse qui soit du message chrétien » (ibid, p. 153).
Le surnaturalisme : une doctrine politique dangereuse

La doctrine surnaturaliste est une doctrine du ressentiment (au sens nietzschéen) — donc une doctrine conforme à l’esprit de gauche, qui fait du ressentiment l’une de ses principales caractéristiques. Les mouvements tels que Black Lives Matter (BLM) en sont la démonstration la plus typique puisqu’ils s’insurgent contre le génie de la civilisation européenne, aryenne et chrétienne — de Jules César à Napoléon, de Charlemagne à saint Louis, des Croisés aux Poilus de 14 —, pour mieux inhiber leur propre misérabilisme. Le ressentiment est la haine du faible à l’égard du fort, que les surnaturalistes comme les gauchistes « woke » parent de l’or de la vertu, — quoique pour des motifs différents — les uns en invoquant la Charité, les autres au nom de la « justice sociale ».
Le surnaturalisme en vient également à contaminer la manière de juger et d’apprécier une politique. Pour les tenants de cette thèse, la Foi du gouvernant en vient à être plus importante que la politique qu’il mène et excuse même ses erreurs. Dès lors qu’il va à la Messe et fait respecter l’ordre moral (comme l’interdiction de l’avortement et du « mariage » homosexuel — qui sont certes des mesures à prendre, mais largement insuffisantes en tant que telles), on ne trouvera rien à redire à sa politique étrangère, économique ou sociale, aussi désastreuse soit-elle. Or, les surnaturalistes semblent oublier bien trop souvent que l’on examine l’efficacité et la légitimité d’une politique en ce qu’elle poursuit le Bien Commun et non à l’aune de la Foi du gouvernant ou même de la forme institutionnelle du régime.
Il induit aussi une mauvaise interprétation de l’Histoire politique : sous prétexte que le Maréchal Pétain a consacré la France au Coeur Sacré de Jésus — ce qui est très bien —, il faudrait fermer les yeux sur sa polique américanophile et sa couardise face à l’Axe — quoi qu’on puisse penser de ces régimes par ailleurs. De même, la royauté française devrait être proclamée comme étant le régime de tout catholique français cohérent, sous prétexte que l’onction du Saint Chrême est requise pour consacrer le monarque — abstraction faite de sa tendance au gallicanisme et de sa lutte parfois féroce avec la papauté.
Conclusion : une réflexion ontologique sur le Bien Commun
Aimer et servir son prochain en s’investissant dans la vie de la Cité et aimer et servir Dieu en pratiquant sa Foi sont donc intimement liés. Ils s’intègrent tous deux, quoiqu’à des degrés divers, à l’ordre de la Charité et à la recherche de la Vérité. Il n’y a donc pas opposition mais prolongement entre devoir politique et devoir religieux, qui relèvent l’un et l’autre du devoir chrétien.
Servir le Bien Commun est obéir à la loi naturelle que Dieu a placé en nous. Ce faisant, en suivant les inclinations d’une nature humaine redressée par la grâce, nous sommes tout naturellement portés à aimer Dieu. La charité bien ordonnée nous fait constater le continuum entre Bien Commun et Dieu.
Plus radicalement encore, le Bien étant diffusif de soi (saint Thomas d’Aquin), il apparaît que servir le Bien Commun permet de le communiquer, de le démultiplier. Tel un foyer, il rayonne. Servir le Bien Commun, même à petite échelle, revient à servir la communauté dans son ensemble — parfois jusqu’au sacrifice —, exigence de la loi naturelle qui mène inévitablement à Dieu. C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup de personnes de « nos milieux » se convertissent après avoir été en contact avec des mouvements politiques/militants — même si cela n’est pas sans causer une regrettable confusion des ordres politique et spirituel ou engendrer de fausses conception sur la nature même de la religion comme étant une force de cohésion sociale (déviation typiquement maurrassienne) dans la tête de ces chers néophytes.
Ni la conception réactionnaire et légitimiste du pouvoir politique soumis à l’Église, ni la perception utilitariste et maurrassienne du spirituel comme instrument du temporel ne sont donc catholiques. Nous devons défendre une compréhension harmonieuse et ordonnée des relations entre politique et religion, toutes deux parfaitement légitimes et solidaires dans leurs prérogatives.
Il serait bon de revoir une approximation contenue dans l'article, tel l'assimilation erronée desdits légitimistes au national-catholicisme, car il y a confusion en la matière si je puis dire. Ceux-ci ne sauraient en aucune manière être catalogués de la sorte, au contraire de maints maurrassiens et/ou pétainistes, pour cette simple raison qu'ils ont toujours récusé l'idée de nation, la croyant, en vertu d'une illusion d'optique aussi grotesque qu'elle est suicidaire, intrinsèquement jacobine, et inventée à des fins supposément indépendantistes, anti-monarchiques voire quasi anti-impériales. De même qu'ils n'ont rien de commun avec le courant de la Tradition, puisque sociologiquement conciliaires, en règle générale (j'ai quelque peu côtoyé ces petits-bourgeois déphasés pour suffisamment savoir de quoi il en retourne quant à leur…