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Théologie politique : de la nature et de la grâce (2/3)

  • hildegarde-france
  • 9 mai 2021
  • 11 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 mai 2021



Partie 2 : Le rôle de la grâce dans la vie humaine personnelle et politique


De la légitime place de la religion en société


Comme nous l’avons vu dans la précédente partie, le spirituel n’est pas le temporel, et le premier, pas plus que le second, n’a à être contraint à une quelconque forme de soumission vis-à vis de l’autre sphère de pouvoir. Ainsi, et comme l’avait précisé Léon XIII dans son encyclique Immortale Dei (1885) : « Chacun d’eux, le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil, dans son ordre est souverain. Chacun d’eux est donc circonscrit dans une sphère où il peut se mouvoir et agir en vertu des droits qui lui sont propres ».

Cette distinction très nette entre nature et but du politique et du religieux ne doit cependant pas mener à l’erreur dans laquelle nous plonge l’idéologie de la laïcité, qui est celle de la séparation de ces deux ordres. Analogiquement à ce qui est présent dans tout homme — dont la société, conformément à l’idée organiciste, n’est finalement que la « version agrandie » —, les sphères temporelle et spirituelle sont appelées à coopérer : la première pour aider la seconde à mettre en oeuvre l’évangélisation de la société, la seconde pour prodiguer à la première sa consistance et son organisation morale. « Il est donc nécessaire qu’il y ait entre les deux puissances un système de rapports bien ordonné » affirme Léon XIII (ibid.).


Pour étayer notre propos, il nous est toutefois indispensable de prouver que le désir de Dieu chez l’homme est bel et bien naturel. Car si tel n’est pas le cas, il n’y aurait aucune raison de laisser le spirituel structurer la vie en société qui, elle, émane directement de la nature humaine comme nous croyons déjà l’avoir démontré. Plus encore, si nous adoptons ce point de vue, il semblerait que, pour évangéliser la société, il soit nécessaire de soumettre purement et simplement le pouvoir politique au pouvoir ecclésial. En effet, si la nature humaine n’aspire pas à aller vers Dieu et qu’elle ne Le désire que parce que sa volonté est contrainte par la grâce divine, le politique serait, de la même manière, bien incapable d’organiser la société de telle façon à ce que l’Église y ait toute sa place. Cette thèse, aux résonances très luthériennes, est donc à éliminer. Il ne nous reste plus, d’un point de vue théologique, qu’à étudier comment.

Objectivement, nous pouvons tout d’abord observer que la béatitude de l’homme ne peut se trouver au sein d’un quelconque bien fini (saint Thomas), puisqu’il est incapable de reposer l’appétit humain. Ce constat est indéniable : la richesse appelle à toujours plus de richesse et le pouvoir à toujours plus de pouvoir. Le désir humain, créé naturellement pour trouver Dieu est, par définition, inextinguible. Mal canalisé depuis le péché originel, ce désir en vient à perdre l’humanité dans sa quête du bonheur. Ainsi, lorsque l’homme croit chercher la richesse, la reconnaissance, le pouvoir, le sexe, le statut social ou l’argent, c’est en vérité Dieu qu’il cherche en tant qu’Il est le Souverain Bien. Comme le disait très justement saint Augustin dans ses Confessions, « Tu nous as fait pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu'il ne repose pas en Toi ». D’un point de vue politique, il est pour ainsi dire légitime qu’une société aide l’homme à trouver des réponses à cette quête. La part spirituelle de l’homme qui se manifeste — entre autres — par ce désir d’absolu doit être prise en compte dans la manière d’organiser la vie en société. C’est ce que l’économiste Christian Arnsperger, par exemple, appelle de ses voeux dans son ouvrage Critique de l’existence capitaliste en rappelant qu’une organisation sociale saine doit permettre de répondre à la double finitude ontologique de l’homme à la fois sociale (je ne suis pas seul dans ce monde) et existentielle (ma vie dans ce monde est éphémère) — exigences auxquelles, de toute évidence, ne répond pas la société athée/capitaliste/décadente actuelle. L’individualisme exacerbé promu comme modèle indépassable de l’épanouissement humain et le divertissement (au sens de Pascal) face à l’angoisse que suscite la mort dans nos sociétés le démontrent amplement.

L’homme désire donc naturellement Dieu en tant qu’il cherche son bonheur. Il est ainsi contre-nature pour l’être humain de refuser le surnaturel ou pour le dire plus clairement la grâce qui, elle seule, peut lui permettre d’atteindre le but ultime de son existence et la seule source du Vrai Bonheur : Dieu. Rejeter ou nier la grâce va formellement à l’encontre de notre nature — qui a été créée par et pour Dieu —, tant au niveau individuel que collectif, personnel et politique.

Ainsi, le rôle du pouvoir spirituel dans la vie en société s’éclaire. S’il appartient au politique, conformément à sa vocation propre qui est celle du Bien Commun, de faciliter la quête paisible des réponses aux questions existentielles inhérentes à toute vie humaine pour chacun des membres de la société, c’est à l’Église que revient le rôle de « guider les hommes vers les choses célestes » car « c’est à elle que Dieu a donné le mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion » (ibid.).

Le problème de la relation entre nature et grâce

Le rôle de chacun des ordres temporel et spirituel étant déterminé, il reste à élucider la manière dont ils s’articulent dans la vie humaine — qu’elle soit personnelle ou politique. La réponse à cette question n’est pas si simple, car en y réfléchissant, un problème se formule assez rapidement quant à la relation qu’entretiennent nature et grâce.


Pour la tradition philosophique aristotélicienne (donc également thomiste), « la nature d’une chose est sa fin ». C’est-à-dire que la nature suppose d’achever ce pour quoi elle a été créée. Est donc naturel ce qui ne manque pas sa fin. Par exemple, la nature du mariage — qui est, non pas la reconnaissance de l’amour entre deux êtres, mais la perpétuation de la société par la famille — exige ce que l’on appelle « l’hétérosexualité ». Pour que la finalité du mariage ne soit pas manquée (i.e. la génération), il faut que cette institution soit conforme, dans ses moyens, à sa nature — c’est-à-dire qu’elle unisse un homme et une femme. La conjonction de l’intention et de la finalité constituent donc une nature.


D’un autre côté, et en suivant le raisonnement de saint Thomas d’Aquin, la grâce est supposée surélever la nature sans la détruire. Politiquement, cela se peut se traduire par l’aide que le pouvoir spirituel procure au pouvoir temporel pour l’accomplissement plénier de ce dernier.

Mais si la nature du pouvoir politique est le Bien Commun et la nature du pouvoir spirituel est le salut des âmes, comment la grâce peut-elle — dans ce cas précis comme dans tous les autres où ces deux ordres sont impliqués — ne pas être contre-nature ?


Autrement dit, comment la Foi peut-elle ne pas être anti-politique ? Comment peut-elle interférer dans le pouvoir temporel sans le dé-naturer ? Ou sans quel celui-ci puisse ne pas manquer sa fin qui est le Bien Commun ?

Pour les surnaturalistes, la (mauvaise) réponse est toute trouvée : la grâce doit supplanter les aspirations naturelles (même bonnes, justes et légitimes) de l’homme. Politiquement, il en résulte que la Foi devrait prendre le dessus sur le politique au point d’empiéter sur ses prérogatives propres (justice, police, diplomatie, organisation socio-économique), voire tout simplement de les nier. Dans cette optique, le but du pouvoir politique serait de servir l’Église, ou tout du moins, les hommes d’Église ; et d’un point de vue personnel, le salut de son âme équivaudrait à rejeter les aspirations naturelles (justes et bonnes) humaines. Mais cette vision n’est pas sans instaurer une vision conflictuelle du rapport entre nature et grâce et, qui plus est, aux accents très protestants.

En effet, considérer la grâce comme ayant vocation à se substituer à l’ordre naturel dans les fonctions qui lui sont propres (de la vie de famille à la vie de la Cité) revient ipso facto à rendre cette dernière « exigible ». En effet, si la grâce est appelée à éliminer la nature, c’est que celle-ci est mal faite, et c’est non seulement une offense à Dieu que d’avancer une telle hypothèse, mais en outre une position niant la gratuité de la grâce qui aurait pu ne pas être donnée.


Or, il est de Foi que la grâce est gratuite. C’est donc, dans cette perspective, de deux choses l’une :

  • Soit le désir naturel de Dieu n’est qu’une vaine velléité, comparable au désir de l’homme de voler (dans les airs),

ou bien

  • Soit le désir naturel de Dieu n’existe tout simplement pas. Il existe seulement une puissance de ce désir chez l’homme que la grâce vient pour ainsi dire « actualiser ».

Aucune de ces deux réponses ne nous semble satisfaisante.


Pour répondre à la première proposition, nous pouvons objecter que la raison peut renoncer à un désir lorsqu’elle se rend compte que l’objet de ses désirs est inatteignable par ses propres moyens. Or, la Foi suppose une coopération entre la grâce (qui est toujours première dans l’acte de Foi) et la nature humaine, car Dieu nous a voulus libres : nous ne sommes pas Ses pantins. La grâce ne travaille donc pas « sur rien ». Elle laboure toujours la nature, caractérisée chez l’homme, par la volonté qui, elle, n’est pas le fruit de la grâce, mais procède de l’ordre naturel. La volonté peut, bien entendu, être mue par la grâce, mais elle la préexiste néanmoins. En outre, le problème fondamental de cette proposition est que, si l’on poursuit son raisonnement jusqu’au bout, Dieu ne serait pas le Souverain Bien puisqu’il n’y aurait aucun désir naturel de l’homme au bonheur, ni aucune soif d’absolu — ce qui est formellement contredit par l’expérience.


Concernant la deuxième proposition de résolution de notre problème, son erreur est d’induire un conflit entre désir de Dieu et autres désirs de l’homme. Si le désir de Dieu n’est pas naturel chez l’homme, il y a inévitablement une collision entre ce désir (donné par la grâce) et les autres désirs (qui ne procèdent pas de la grâce, et qui sont donc inférieurs et négligeables par rapport au premier). Actualiser le désir de Dieu au moyen de la grâce revient, pour cette position, à rejeter le monde matériel (littéralement, et non dans son sens évangélique) pour s’attacher à Dieu qui Lui, est pur Esprit ; « de frustrer la nature au profit de la surnature » dit Joseph Mérel. L’homme se retrouve ainsi tiraillé entre deux fins qui s’opposent : sa fin naturelle (ou socio-politique) qu’il doit nier au risque de se damner (!) et sa fin surnaturelle (la vision béatifique qui exigerait de lui l’abandon de la première). Tout bien considéré, en plus d’être une insulte à la Création divine (eh oui, la nature humaine en est bien une), le surnaturalisme apparaît surtout comme « la version théologique de la schizophrénie » (Désir de Dieu et organicité politique).


Une autre solution scotiste (élaborée en réaction au réalisme thomiste et, à bien des égards, précurseuse du modernisme) consiste en dire que l’homme d’avant la grâce est un homme inachevé et l’homme d’après la grâce, le vrai homme, l’homme accompli. Cette proposition, qui s’ancre dans une perspective évolutionniste, en vient à considérer que la grâce ne surélève pas la nature (position thomiste) mais se « surajoute » à elle. Autrement dit, c’est en tant que surnaturalisée que la nature est vraiment elle-même, ce que nous tenons, en tant que thomistes, pour faux. Par ailleurs, cette vision rend possible la négation d’une nature humaine objective et intangible (pourtant créée par Dieu, nous ne le rappellerons jamais assez) et donc de tout ce qui en découle — comme la morale et le droit naturels, notamment. Elle permet ainsi l’éclosion du nominalisme, et in fine de l’existentialisme. Car si la nature de l’homme est appelée à évoluer sous la motion de la grâce (et non surélevée, ce qui est sensiblement différent), c’est que la nature humaine n’est ontologiquement ni stable, ni déterminée, ni même définie. Elle devient, au contraire, modelable à l’envi. Et une fois Dieu relégué aux Cieux par l’athéisme matérialiste, nous pouvons lui faire subir tous nos caprices : c’est tout l’objectif des philosophies déconstructionnistes, en particulier féministe, transsexualiste, et surtout transhumaniste qui est en le parachèvement. Du reste, ce n’est pas un hasard si Guillaume d’Ockham, figure de proue du courant nominaliste au XIVe siècle, ait été en grande partie influencé par la pensée de Duns Scot.


Articulation entre nature et grâce

Résoudre le « dilemme » posé par la nécessité de l’articulation entre nature et grâce passe donc par le dépassement du paradigme dualiste opposant ces deux entités et irriguant les idéologies surnaturaliste et laïciste. Joseph Mérel propose ainsi un « point de suture » (ibid., p. 96) entre nature et grâce. Mais de quelle nature est-il et que signifie-t-il ?


Il est tout d’abord nécessaire de rappeler que la vocation ultime de l’homme est la sainteté, c’est-à-dire la vision béatifique et la pleine et entière possession de Dieu. Mais il existe deux manières de la réaliser : sur le plan naturel et sur le plan surnaturel — les deux ne s’annulant pas mais se prolongeant bien au contraire, car étant toutes deux requises pour accéder à la sainteté. Le saint est tout autant fidèle à son devoir d’état (sainteté sur le plan naturel) qu’à sa pratique religieuse (sainteté sur le plan surnaturel). Privilégier une dimension de la sainteté plutôt qu’une autre est donc parfaitement incohérent.

Les deux plans de réalisation de la sainteté coïncident d’ailleurs par leur vocation au Bien. S’occuper de sa famille ou s’appliquer à son travail est tout aussi bon et honorable que la prière quotidienne du Rosaire et l’assistance régulière à la Messe. C’est en cela que la relation entre nature et grâce peut s’apparenter à celle d’un point de suture.


Ce point de suture unit donc une nature blessée et une grâce gratuite. Toutefois, même si l’homme a besoin de la grâce « ne serait-ce que pour être pleinement naturel » (ibid., p. 101) depuis le péché originel, la nature intègre (c’est-à-dire telle que voulue par Dieu à l’origine) est, en soi, suffisante dans son ordre propre, de telle façon que la grâce ne saurait être substantielle à la la nature. Si elle l’était, non seulement la grâce ne serait plus gratuite (ce qui est absolument contraire à la Foi catholique), mais en outre cet état de fait rendrait Dieu injuste puisqu’Il ne donnerait pas à l’homme les moyens nécessaires pour son accomplissement au plan naturel. Le rapport de la grâce à la nature n’est donc pas celui de la complétude (car l’homme dépourvu de la grâce est tout autant homme que l’homme jouissant de la grâce), mais celui de la sollicitude : la grâce aide la nature humaine contuse à se déployer et, in fine, à se dépasser.


L’on peut dire ainsi que la nature est à la grâce ce que la chrysalide est au papillon. Le papillon (la grâce) achève la chrysalide (la nature) : c’est-à-dire qu’« il la supprime en la conservant » (ibid., p. 102). Ce que l’auteur appelle « la chrysalide-nature » n’est pas le contraire du papillon mais « doit s’éprouver telle une réalité parfaite dans son ordre, délestée de toute tendance ou exigence immanente à acquérir quelque complément ontologique qui, s’il était inscrit dans une telle tendance, serait exigible ; la nature doit être une chrysalide en attente de quelque chose qui la parfait et en lequel elle se sublime (…) ; il faut qu’il existe un terme commun au papillon et à la chrysalide, qui soit tel que le papillon en lequel se nie et se conserve la chrysalide soit encore cette même chrysalide accomplie dans son ordre de chrysalide, sans au-delà d’elle-même » (ibid., p. 102).

Il n’y a donc pas rupture, mais continuité entre grâce et nature. L’une est la condition de l’autre : la grâce s’introduit dans la nature et la nature est surélevée — « soignée » dit l’auteur à maintes reprises — par la grâce. La mesure de la nature humaine n'est ainsi pas la grâce, mais la nature intègre et originelle qui était la nôtre avant la chute — état qu'aide à recouvrer la grâce divine, sacramentelle ou actuelle. La grâce ne peut donc détruire la nature ou la nier puisque l’existence de cette dernière est la condition même de l’intromission de la grâce dans la vie humaine.


Rapporté au plan social, ce schéma peut se traduire comme suit : le politique peut se mouvoir comme il l’entend dans ce qui relève de son ordre propre — affaires sociales, économiques, diplomatiques, militaires, judiciaires — dans les limites posées par le droit naturel — c’est-à-dire inscrites dans la nature humaine par Dieu et donc universelles — et aidé, en cela, par le secours de la grâce, qui passe d’abord par la vie de prière du gouvernant ou encore par l’association avec le clergé pour la liturgie publique (comme, par exemple, pour les fêtes patronales).



À suivre...

 
 
 

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